Voici la traduction en français de notre podcast avec Thomas Fazi, dont l’original en anglais est ci-dessous.
Pascal Clérotte: Thomas Fazi, merci beaucoup de prendre le temps de parler avec nous. Nous aimerions d'abord avoir votre avis sur le bilan actuel de l'UE. Est-ce une catastrophe sur tous les fronts, ou peut-elle être sauvée?
Thomas Fazi :Merci beaucoup pour l'invitation. C'est un vrai plaisir d'être en votre compagnie. Pour répondre rapidement à votre question, je dirais que… Oui. L’UE est un complet désastre. Avant de plonger dans les détails, commençons par examiner chaque aspect des politiques de l'UE au cours des 30 dernières années.
Nous parviendrions à cette conclusion en plongeant dans les détails de chaque aspect de la politique de l’UE au cours des trois dernières décennies. Mais je pense qu'il est de meilleure pratique d’adopter une perspective plus large, reposant sur ce qui nous avait été promis en nous embarquant dans l’aventure européenne. Le projet supranational de l'UE reposait sur l’idée que nous vivons dans un monde de plus en plus complexe et interconnecté, dans lequel les États-nations individuels se montreraient trop inadaptés pour faire défendre leur souveraineté économique.
Cette souveraineté que les Etats d’Europe prétendaient posséder est invalidée par la mondialisation, nous dit-on. Selon le récit supranationaliste qu’on nous rabâche depuis des décennies, la meilleure voie pour l'Europe serait de rassembler toutes ces souverainetés afin de les centraliser au niveau européen. Cela rendrait les pays européens et l'Europe dans son ensemble plus forts, plus résilients, plus dynamiques, plus compétitifs. Non seulement, nous dit-on, les nations européennes en ressortiraient renforcées économiquement, mais elles rafleraient aussi la mise géopolitiquement. Ainsi va l'un des arguments majeurs en faveur de la supranationalisation et de l'intégration européenne, notamment de son pilier économique principal : la monnaie unique, l'euro.
Trente ans plus tard, pouvons-nous dire que l'Union européenne a tenu ses promesses? D’évidence, Non ! Aujourd'hui, l'Union européenne connaît une situation de stagnation économique, qui s’accompagne même d’un mouvement de désindustrialisation dans certains de ses États, qui a gagné jusqu’à son ancien fleuron industriel, l'Allemagne. Comme l'a récemment souligné le rapport Draghi, l'UE est moins compétitive, moins dynamique, et accuse un retard par rapport à d'autres économies avancées, non seulement face à la Chine, mais aussi relativement à des économies occidentales comparables comme les États-Unis.
Mais ce n'est pas tout. L'Union européenne, et plus particulièrement la monnaie unique, a également creusé les disparités économiques au sein de l'Union. En outre, la construction européenne a rendu l'Europe géopolitiquement insignifiante. Tout le monde peut en effet voir aujourd'hui que l'Europe est devenue une annexe des États-Unis et de l'OTAN. L'Europe est plus vassalisée aujourd’hui qu'elle ne l'a jamais été depuis 1945.
De plus, nous savons combien l'Union européenne et la monnaie unique ont érodé la démocratie et le bien-être économique des nations européennes. Au vu de cette vision d’ensemble, nous pouvons donc affirmer sans ambages que l'Union européenne est un échec patent.
A vrai dire, le terme « échec » est peut-être erroné dans la mesure où je dirais que, dans l’esprit des élites européennes, ces effets sont le prix à payer par les populations européennes d'une prise de pouvoir sur leurs existences par ces mêmes élites. En effet, j’estime que le principal objectif politique de l'Union européenne a été de vider la démocratie de sa substance en Europe, de sanctuariser le processus décisionnel des pressions démocratiques en transférant la prise de décision du niveau national, où les citoyens peuvent espérer exercer un contrôle, vers l’échelon supranational. En ce sens, le projet a été un retentissant succès. Dès lors, la qualification d'échec est sans doute inadéquate sur un plan relatif. Mais sur un plan absolu, au regard, des ambitions affichées de rendre l’Europe plus forte, plus résiliente économiquement et géopolitiquement, il est indiscutable que le projet a échoué dans les grandes largeurs. Ce que nous avons aujourd'hui est exactement l'opposé de ce qui était annoncé.
Je conclurai en disant que, contrairement à ce que certains défenseurs acharnés de l'Europe s’acharnent à prétendre, à savoir que cet état de choses résulterait d'un manque d'intégration et que la solution tiendrait dans « davantage d'Europe », il saute aux yeux que ces problèmes sont en réalité la conséquence même du modèle d'intégration supranational.
Renaud Beauchard :Thomas, merci beaucoup pour cet excellent inventaire des échecs de l'Union européenne. Je souhaiterais que vous poursuiviez sur un aspect particulier de votre analyse que je trouve particulièrement perspicace. A cet égard, je voudrais rappeler à nos auditeurs le titre évocateur de votre excellent rapport: The Silent Coup: The European Commission’s Power Grab (Le coup d’État silencieux : l’accaparement de pouvoir de la Commission européenne). Je souhaiterais plus précisément que vous nous en disiez un peu plus sur le rôle joué par ce que vous appelez la permacrisis (crise permanente) dans le façonnement et l'élargissement progressif des compétences de l’UE, et en particulier de la Commission européenne. Et comment cette permacrisis était, en fait, intégrée dans l’architecture même de la construction européenne dès sa fondation, en remontant jusqu'à Monnet et Schuman. Pouvez-vous développer un peu ce point?
Thomas Fazi : Oui, bien sûr. Je vais tenter de résumer une histoire longue et complexe. Mais si nous revenons aux théories des premiers pères de l’intégration européenne, des personnes comme Jean Monnet et Robert Schuman, que vous avez mentionnées… il est assez évident que ce qu’ils visaient était une sorte de super-État européen, un État qui dissoudrait progressivement les souverainetés nationales, lesquelles étaient perçues, de bonne foi, comme une source intrinsèque de guerre et de conflits.
Même si je pense qu’ils avaient complètement tort, je ne doute pas que les motivations des pères fondateurs de la construction européenne pour vouloir dépasser la forme des Etats Nations reposaient sur de bonnes intentions. Mais il est clair que tel était leur objectif : surmonter l’État-nation en tant que principal système politique organisé en Europe, au profit d’un système complètement nouveau, non testé et sans précédent, à savoir un système de gouvernance supranational.
Ils étaient cependant parfaitement conscients qu’à l’époque, surtout dans les premières années de l’après-guerre, le contexte culturel ambiant ne se prêtait guère à la construction d’un super-État supranational. Les principes fondateurs de l’après-guerre reposaient en effet sur la souveraineté nationale. Ce que nous avons construit après la Seconde Guerre mondiale était largement un système international fondé sur la souveraineté nationale, qu’il s’agisse de l’ONU ou des autres institutions internationales.
Dans les premiers temps de la construction européenne, l’idée d’un super-État supranational aurait été inacceptable. C’est pourquoi les architectes du projet européens ont élaboré ce qu'on appelle la doctrine des petits pas. L’idée était de commencer par créer des formes de coopération internationale sur des questions très spécifiques, très techniques, qui pouvaient sembler peu importantes. La Communauté européenne du charbon et de l'acier en est un parfait exemple.
Mais ils savaient que même de petites avancées dans cette trajectoire supranationale créeraient un contexte favorable à la naissance d’obstacles à une intégration accrue à l’avenir. Ils comprenaient surtout que le processus gagnerait en inévitabilité grâce aux crises. Celles-ci-estimaient-ils, deviendraient des catalyseurs poussant les gouvernements à accepter des niveaux de pouvoir accrus pour les institutions supranationales européennes.
C'est exactement ce qui s’est passé, avec une amplification considérable au cours des quinze dernières années, au travers des différentes crises qui ont secoué l’Union européenne : la crise de l’euro, la crise de la dette souveraine, la pandémie de COVID-19, et maintenant la crise en Ukraine. À chaque fois, les institutions supranationales de l’UE – notamment la Commission européenne, mais aussi la Banque centrale européenne et la Cour de justice de l’UE – ont exploité ces crises pour étendre discrètement leur emprise dans des domaines politiques qui n’étaient pas de leur compétence en vertu des traités européens.
Beaucoup de ces changements institutionnels profonds se sont déroulés en dehors du cadre des traités ou même en marge du droit européen. Ils ont clairement eu lieu à l’écart du débat démocratique. Aujourd’hui, la Commission européenne, institution largement non élue et non responsable, exerce un immense pouvoir dans presque tous les domaines des politiques publiques.
Cette invasion ne s’est pas produite seulement dans le domaine de la réglementation – sur lequel beaucoup se concentrent, comme l’exemple des bananes standardisées – mais elle a visé des domaines beaucoup plus importants comme la politique économique. Plus récemment, avec la guerre en Ukraine, la Commission s'est transformée en une institution qui décide de grandes orientations en matière de politique étrangère, de sécurité et même militaire de l’Union européenne, alors que ces domaines ne relèvent pas formellement de sa compétence en application des traités européens.
Voilà pourquoi je qualifie cet état de choses de coup d’État silencieux dans mon rapport. Beaucoup de ces changements se sont produits en coulisses, sans que les citoyens en soient pleinement conscients. C’est bien dans cette situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
Les périls s’amoncèlent. L'Union européenne, en particulier la monnaie unique, présentait déjà de graves manques démocratiques à l'origine. Mais aujourd’hui, ces déficits se sont creusés de manière effrayante. A ce stade, Ursula von der Leyen agit presque comme une commandante en chef, nous menant sur une voie périlleuse de confrontation militaire avec la Russie, tout en suivant un agenda qui semble être dicté davantage par des intérêts américains que par les intérêts fondamentaux de l’Europe. En essence, cela nous ramène à ce que je disais plus tôt. Je veux dire que ce serait déjà assez désastreux en soi si Mme von der Leyen poursuivait au moins un certain degré d’autonomie stratégique, pour ainsi dire, pour l’Union européenne. Cela demeurerait problématique d’un point de vue démocratique, mais ce serait au moins acceptable dans une perspective géopolitique plus large. Nous pourrions au moins nous consoler en nous disant qu’elle agit, certes, comme un dictateur, mais au moins elle serait un dictateur éclairé agissant clairement dans le meilleur intérêt de l’Europe.
Mais ce n’est clairement pas ce qui se passe.
Ce que nous voyons aujourd’hui, comme je l’ai dit plus tôt, c’est que Von der Leyen agit essentiellement, je dirais, comme... un agent américain. Comme quelqu’un qui considère que son rôle est de veiller à ce que l’Europe demeure, par le biais de l’Union européenne, subordonnée au système transatlantique plus large, dirigé et dominé par les États-Unis, et à ses impératifs géostratégiques transatlantiques. Et peu importe que cela aille clairement à l’encontre des intérêts économiques, stratégiques et géopolitiques fondamentaux de l’Europe.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Je pense qu’il s’agit d’une étape très, très dangereuse de l’évolution de l’Union européenne.
Pascal Clérotte : Ainsi donc, cet élargissement des compétences est fondamentalement illégal, car non prévus par les traités. Ne pensez-vous pas qu’il y aura un retour de bâton, qui pourrait même conduire à un retrait de certaines prérogatives des institutions européennes, en particulier de la Commission européenne ?
Thomas Fazi : Eh bien, pour l’instant, ce n’est pas du tout ce qui est en train de se réaliser. Je pense qu’il est vraiment important de comprendre pourquoi nous en sommes en sommes là. C’est du reste l’objection qu’on m’oppose, dans les milieux très pro-construction européenne, lorsque je formule l’argument du coup d’Etat silencieux. Immédiatement, on me rétorque que chaque étape de ce processus a été approuvée par les États membres. Vous ne pouvez pas dire que c’était furtif, m’objecte-t-on. À chaque étape, les États membres, le Conseil européen, ont validé cet état de choses. Ce n’est pas totalement vrai, mais c’est en grande partie le cas.
Évidemment, quand je dis que ce n’est pas totalement vrai, c’est parce que cette extension des compétences emprunte une voie juridique, au travers des décisions de la Cour de justice de l’Union européenne. Chaque fois qu’elle en a eu l’occasion, la CJUE a en effet statué en faveur de la supranationalisation, en faveur de la primauté du droit européen sur le droit national. Voilà un exemple patent de la façon dont on peut approfondir la supranationalisation du processus de décision dans l’Union européenne, sans que les États membres aient leur mot à dire.
Mais si nous nous concentrons uniquement sur la Commission européenne, il est vrai qu’un grand nombre de décisions et de processus guidés par la Commission ont, à un moment donné, été validés par le Conseil européen. De ce point de vue, ce qui importe est de comprendre pourquoi les États membres se sont sentis contraints de le faire. Et je pense qu’il est essentiel de comprendre qu’un des effets de la supranationalisation est précisément que, si vous dépouillez lentement les États membres de leur souveraineté nationale, ils se retrouveront de plus en plus incapables de faire face à des crises extérieures, à des chocs externes, car ils ont été privés des outils nécessaires pour y répondre. Or cela rejoint les théories fonctionnalistes des pères fondateurs, qui se sont avérées complètement vraies.
Ainsi, même s’ils ne souhaitent pas idéologiquement céder davantage de pouvoir à la Commission européenne, les Etats se sentent, d’une certaine manière, obligés de le faire parce qu’ils manquent des outils pour répondre à ces crises. La crise de l’euro, ou la guerre en Ukraine, sont des exemples patents de ce phénomène à l’œuvre. Voilà un des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Et je pense que cela explique pourquoi, au bout du compte, les États membres, y compris les gouvernements que nous ne considérerions pas idéologiquement favorables à une supranationalisation accrue, finissent toujours par soutenir ce processus. Ceci conclut notre premier problème.
Mais il induit à son tour un autre problème, qui est que, malheureusement, l’un des effets secondaires de la supranationalisation est que l’on finit par avoir une classe politique de plus en plus faible. Cet état de choses génère une classe politique qui, précisément parce qu’elle a délégué toutes les grandes décisions économiques et politiques fondamentales — la politique économique à l’Union européenne et la politique étrangère principalement à l’OTAN — est de plus en plus infantilisée et d’une profonde médiocrité. Une classe totalement dépossédée des outils intellectuels et politiques nécessaires afin de mener une politique de haut niveau. C’est un cercle vicieux qui se met en place selon lequel les membres de la classe politique des Etats membres sont récompensés par une illusion de toute puissance conférée par l’aura supranationale pour avoir abdiqué au profit d’institutions supranationales tout leur pouvoir décisionnaire. Ils sont récompensés pour avoir "bien fait leur travail" dans leur pays.
Tout ce qu’ils ont à faire est de s’aligner sur les diktats, appliquer servilement les ordres venant de Francfort, de Bruxelles, de Washington, et ils savent qu’ils seront récompensés lorsqu’ils quitteront leurs fonctions. Nous sommes donc en face d’une très forte érosion de la véritable prise de décision politique en Europe.
Et je pense que si, nous regardons aujourd’hui autour de nous les soi-disant leaders européens, je ne vois guère qu’une ou deux personnalités que l’on pourrait qualifier de véritables hommes d’État ou de leaders, que l’on soit ou non d’accord avec leur politique. Orban m’apparaît clairement être un homme d’Etat, car il est un homme politique de nature traditionnelle, qui agit dans ce qu’il considère être l’intérêt national de son pays. Mais il y a très peu d’autres leaders européens à propos desquels on pourrait dire la même chose. Voici qui conclut notre seconde explication des phénomènes à l’œuvre dans ce processus de coup d’Etat silencieux.
Et n’oublions jamais qu’il est très difficile de défier l’Union européenne de l’intérieur, précisément à cause du contrôle qu’elle exerce sur les gouvernements élus. Venant d’Italie, je sais de quoi je parle, compte tenu des nombreux exemples concernant mon pays au cours des dix-quinze années passées, dans lesquels l’Union Européenne est directement intervenue dans les affaires de mon pays en ayant recours à des formes de chantage financier et monétaire, ou à des pressions monétaires exercées par la BCE pour forcer les politiciens à rentrer dans le rang de l’agenda de l’UE.
Ainsi, lorsqu’on regarde quelqu’un comme Melloni aujourd’hui en Italie, même si on est prêt à admettre qu’elle croit réellement les critiques qu’elle a formulées vis-à-vis de l’Union Européenne avant de devenir premier ministre, même si on lui accorde le bénéfice du doute sur sa volonté politique de s’opposer à ces politiques, il est très clair, et elle le sait mieux que quiconque, qu’elle ne peut aller à l’encontre de ces politiques. Car elle paiera le prix fort si elle ose s’opposer trop radicalement à l’agenda de l’UE, qui est aussi aujourd’hui, rappelons-le, l’agenda de l’OTAN.
Il est donc très difficile de s’opposer à l’Union Européenne de l’intérieur.
Donc, vous dites qu’à un moment donné, de plus en plus de gouvernements vont commencer à contester la Commission européenne, les pouvoirs croissants de la Commission européenne. Oui, mais comment le feront-ils tout en se protégeant des représailles des institutions de l’Union européenne, de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne ? Je pense qu’une des raisons pour lesquelles Orbán a pu s’écarter, vous savez, des lignes directrices, que ce soit sur la politique de l’UE ou sur celle de l’OTAN, pendant si longtemps, c’est précisément parce que la Hongrie n’est pas dans la zone euro. Et donc, la Hongrie a un degré beaucoup plus important d’autonomie économique que si elle avait rejoint l’euro, et c’est une très bonne chose qu’elle ne l’ait pas fait.
Et pour conclure plus généralement, je pense que nous oublions l’objectif ultime pour lequel nous sommes engagés dans la formation de l’Union européenne. Je reviens à ce que je disais plus tôt. Il y a des problèmes fondamentaux dans le concept même d’une forme de gouvernance supranationale. Pour la simple raison qu’on ne peut pas complètement harmoniser les intérêts de trente États qui ont des intérêts très hétérogènes. Vous savez, des modèles économiques, des priorités économiques, des aspirations économiques, mais aussi des systèmes de valeurs, des systèmes culturels, des visions du monde différentes et, de nos jours, des priorités géopolitiques très différentes également.
C’est pourquoi, même parmi les soi-disant populistes eurosceptiques, nous voyons qu’il y a beaucoup de divergences sur des questions centrales, notamment en matière de politique étrangère. Donc, je pense qu’en fin de compte, il n’y a pas de moyen de réformer véritablement l’Union européenne, et il n’y a aucun moyen d’en faire un véritable État, à la manière des États-Unis, un projet dont certains fédéralistes rêvent depuis très longtemps. Les conditions préalables pour y parvenir ne sont tout simplement pas réunies.
Cette impossibilité pourrait faire, qu’en fin de compte, nous pourrions assister à une certaine résistance. Nous pourrions même assister à un recul des pouvoirs de la Commission européenne, en dépit du fait que, jusqu’à présent, comme l’ont montré les récentes élections européennes, malgré un plus grand nombre de partis soi-disant populistes de droite entrant au Parlement européen, nous n’avons guère observé le moindre changement.
Pire que ça, Von der Leyen a été reconduite avec une commission encore pire que la première. Et donc, je pense que nous devons vraiment reconnaître que, fondamentalement, il n’y a pas moyen de réformer véritablement, dans un sens vraiment régénérateur, l’Union européenne. Je pense que quoi que nous fassions, nous resterons coincés dans cette impasse tragique où les États membres ont perdu une grande partie de leur souveraineté, mais cette souveraineté n’a pas été compensée par la création d’un véritable État au niveau européen.
Sur ce point, donnons raison aux fédéralistes. Mais ils se gardent bien de dire que ce problème est insoluble parce que l’Union européenne ne peut tout simplement pas évoluer en un État, si tant est que ce soit un résultat souhaitable, ce que je ne pense pas. Mais c’est encore plus fondamentalement un résultat impossible. Donc, nous sommes coincés dans cette impasse tragique, et je ne pense pas que nous en sortirons de sitôt.
Renaud Beauchard :
Thomas, une question sur le rôle et peut-être la personnalité d’Ursula von der Leyen dans ce processus. De ce que je comprends, lorsqu’elle a été nommée, elle était perçue comme un personnage assez inoffensif, notamment par des personnes comme Macron, qui aspiraient à ce qu’elle garde la place pour eux lorsque viendrait se présenter l’occasion de diriger un super-État européen. Mais il me semble qu’en réalité, elle a réussi à devenir comme une sorte de Staline, comparé à Trotsky au moment de la succession de Lénine, de l’Union européenne… une sorte de Staline en version "girl boss" pour l’Union européenne. J’aimerais avoir votre opinion sur son rôle et sur l’impact de sa personnalité dans cette dynamique d’accaparement des compétences et dans cette supranationalisation de l’Union européenne.
Pascal Clérotte :
Si je puis me permettre d’intervenir, il faut aussi garder à l’esprit que le nom de von der Leyen a été soufflé à l’oreille de Macron par les Américains. Rappelons-nous que Timmermans, qui devait initialement prendre la tête de la Commission européenne, en a été empêché, ce qui a créé un vide. Cela doit être pris en compte.
Thomas Fazi :
Je pense en effet que les liens de von der Leyen avec Washington sont un aspect très important de ce qui s’est passé au cours des quatre dernières années. Et c’est un facteur très important pour expliquer pourquoi l’Union européenne n’est pas devenue ce qu’on nous avait promis, c’est-à-dire un contrepoids au pouvoir américain. Je pense qu’à gauche, cela a toujours été l’un des arguments idéalistes fondateurs en faveur de l’Union européenne.
Nous avons aussi vu à gauche une sorte d’attitude presque indépendantiste, voire anti-américaine, justifiant la nécessité de l’Union européenne. Mais je pense que cela reposait toujours sur une prémisse fondamentalement erronée.
Il suffit de remonter à la Seconde Guerre mondiale pour voir comment les Américains ont toujours soutenu la dynamique de l’européanisation, de la supranationalisation et de la fédéralisation de la politique européenne. Nous savons que la CIA finançait de nombreux mouvements fédéralistes pro-européens dans les années qui ont suivi la guerre. Et je pense que c’est parce qu’ils considéraient, après la guerre, l’Europe comme une région de l’empire américain, devant être soumise au contrôle américain.
Ils avaient compris qu’avoir un système de gouvernance centralisé, sur lequel ils exerceraient un contrôle étendu grâce aux structures mises en place après la Seconde Guerre mondiale, serait très commode. Ce contrôle s’exprimait par des formes de contrôle idéologique et culturel, mais aussi par un contrôle matériel très concret, grâce aux liens profonds existants entre les États sécuritaires européens et américains, leurs Etats profonds, etc.
Ainsi, l’idée d’un gouvernement central exerçant un contrôle important sur l’Europe leur semblait avantageuse. Et si l’on avance jusqu’à l’époque de von der Leyen, on voit ce projet se dérouler très clairement. Vous avez raison de dire que les Américains ont joué un rôle dans la sélection de von der Leyen.
Une fois de plus, je pense que les gouvernements européens se sont fait berner par l’Union européenne, la palme revenant aux français qui sont coutumiers du fait. Je dirais que les Français se sont faits avoir à maintes reprises reprises, à commencer par leur implication dans la création de la monnaie unique, en pensant qu’elle servirait de camisole de force pour l’Allemagne, mais il y a bien d’autres exemples.
Je pense que les Français ne s’attendaient pas à ce que von der Leyen joue le rôle qu’elle joue aujourd’hui. Et cela peut se comprendre, car elle n’avait pas un bilan très impressionnant. Elle semblait être une sorte de figurante, elle était compromise dans divers scandales et perçue comme assez incompétente lorsqu’elle était ministre en Allemagne.
Honnêtement, elle ne donne pas l’impression d’être une personne particulièrement charismatique, intelligente ou profonde. C’est, du moins, mon impression personnelle. Cela a peut-être influencé les États membres, et surtout Macron, à penser qu’elle ne représenterait pas une grande menace.
Cependant, elle s’est révélée extrêmement habile en politique, avec une compréhension profonde du système complexe de gouvernance multi-niveaux qu’est l’Union européenne, et en l’utilisant à son avantage, mais aussi à l’avantage du processus de supranationalisation.
Au cours de son premier mandat, elle a su manœuvrer de manière très intelligente, notamment en marginalisant certains États membres dans le processus de constitution de la deuxième Commission européenne. Par exemple, elle a réussi à se débarrasser de Thierry Breton, un commissaire français très influent, et à le remplacer par quelqu’un dont personne ne se souvient du nom.
Pascal Clérotte :
C’est normal, il est insignifiant. Il s’appelle Stéphane Séjourné.
Thomas Fazi :
Exactement. Cela montre qu’une fois de plus, Macron a été pris de court en acceptant ces compromis. Mais il serait erroné de réduire ce qui se passe à une simple relation dichotomique entre la Commission européenne et les États membres.
Historiquement, les États membres ont contribué à cette supranationalisation, car ils y voyaient un moyen d’augmenter leur propre pouvoir. Ce processus de dépolitisation, consistant à transférer davantage de pouvoirs à l’Union européenne, peut sembler contre-productif pour les élites nationales, mais elles y voyaient un bon moyen pour mettre en œuvre des politiques impopulaires tout en les attribuant à l’Union européenne.
Aujourd’hui encore, cela reste vrai, surtout dans un contexte où les élites nationales, comme Macron, se sentent menacées par le manque de légitimité et par la montée des forces populistes.
En fin de compte, les politiciens nationaux, bien qu’ils n’aiment pas von der Leyen, la considèrent comme une alliée incontournable dans leur lutte contre le populisme et, plus largement, contre la démocratie elle-même.
Ils considéraient, je pense, l'Union européenne et surtout l'euro comme une sorte de cheval de Troie pour mettre en œuvre des politiques impopulaires en disant... Regardez, chers citoyens, vous savez, nous ne voulons pas appliquer ces politiques. Vous savez, nous y sommes très opposés, mais nous sommes obligés de le faire parce que nous faisons désormais partie de ce club multinational. Nous devons suivre ce que la Commission européenne, la Banque centrale européenne et les autres États membres font. Et je pense... Et je pense que cela s'avère encore vrai aujourd'hui.
Et je dirais même que c’est encore plus vrai à une époque où les élites nationales traditionnelles, dont Macron est évidemment un exemple paradigmatique, se sentent très menacées par... leur perte croissante de consensus, de légitimité, de soutien public. Elles se sentent très menacées par ces nouvelles forces populistes qui montent à travers l’Europe, remettant en cause des politiciens centristes pro-status quo comme Macron.
Et dans ce contexte, je pense que les politiciens nationaux, ou du moins les politiciens nationaux de l'establishment, considèrent l'Union européenne comme un allié contre ces forces populistes. Et je pense que ce phénomène est apparu très clairement apparu dans les récentes élections françaises. Nous avons tous vu comment Macron et les institutions européennes ont instrumentalisé cette petite hausse des taux d'intérêt, que la Banque centrale européenne aurait pu arrêter très facilement d’un simple clic sur un clavier d'ordinateur, mais ne l'a pas fait, parce que, vous savez, c'est ainsi que fonctionne l'Union européenne.
En laissant les marchés financiers exercer une pression sur les gouvernements, ces institutions apparemment neutres, en ne les empêchant pas d’agir, ce que la Banque centrale européenne pourrait faire, vous pouvez, dans une large mesure, vraiment influencer l'opinion publique. Et je pense que nous l'avons très clairement vu lors des récentes élections françaises, dans la manière dont les institutions européennes, les membres de la Commission européenne, mais aussi Macron, ont dit : Oh, regardez, voilà ce qui se passera si Le Pen gagne. Nous aurons une grande crise financière.
Et Macron a été grandement aidé en cela, à la fois d’un point de vue pratique, mais aussi d’un point de vue narratif, par l'Union européenne. Je pense qu'aujourd'hui, cela explique aussi pourquoi, au bout du compte, même... Je pense que cela vaut pour la plupart des politiciens. La plupart des politiciens nationaux n’aiment pas von der Leyen, mais ils la considèrent comme une alliée incontournable dans cette phase historique de leur lutte contre le populisme, mais finalement, dans leur lutte contre la démocratie.
Renaud Beauchard :
Ne pensez-vous pas, Thomas, qu’elle va rencontrer un obstacle considérable avec la récente réélection de Donald Trump, sachant qu’elle a été installée précisément par l’opposition politique à Trump ? Et maintenant que Trump s’entoure de personnes comme Elon Musk, Tulsi Gabbard ou Vivek Ramaswamy, qui représentent, à mon sens, un changement radical en termes de relations géopolitiques, notamment avec la Russie et dans une moindre mesure avec la Chine? Comment voyez-vous cette dynamique d’accaparement des compétences et la présidence impériale d’Ursula von der Leyen évoluer dans le contexte de la réélection de Trump ?
Thomas Fazi :
Eh bien, honnêtement, j’ai beaucoup de mal à faire des prédictions sur ce à quoi s’attendre avec une future présidence Trump, à commencer par le fait que Trump lui-même est une personne complètement imprévisible. Donc, il est très difficile de faire des prévisions.
Certes, vous avez mentionné des nominations encourageantes qu’il a faites en matière de politique étrangère, comme Tulsi Gabbard, ou même J.D. Vance. Et bien sûr, surtout en ce qui concerne la Russie, ces personnalités ouvrent un certain espoir que l’administration Trump tienne ses promesses de mettre un terme à la guerre en Ukraine.
Mais lorsque nous examinons ses autres nominations en matière de politique étrangère et de sécurité nationale, nous trouvons beaucoup de gens que je qualifierais personnellement de néo-conservateurs, ou du moins de primacistes, des gens qui continuent de croire que l’Amérique a un droit divin de contrôler et de gouverner le monde. Et je pense qu’en fin de compte, même Trump lui-même adhère à cette vision du monde.
Donc, bien que je pense qu’il y a des éléments positifs dans la réélection de Trump, surtout potentiellement pour l’Europe, en même temps, je préfère attendre et voir, car je ne vois pas Trump comme étant ce changement de paradigme fondamental nécessaire pour que l’Amérique évolue d’une puissance impériale en déclin vers un pays normal, une puissance parmi d’autres, capable d’interagir avec le monde sur une base normale de respect pour la souveraineté des autres pays, etc.
Et donc, honnêtement, je ne placerais pas trop d’espoir dans une présidence Trump.
En ce qui concerne l’Europe, c’est encore plus difficile à évaluer. Honnêtement, je ne sais pas, parce que nous avons une situation où Trump semble être vraiment sérieux lorsqu’il parle de mettre un terme à cette guerre. Mais je pense qu’il fera face à beaucoup de résistance de la part de l’establishment pro-guerre aux États-Unis, même au sein de son propre parti. Sans parler du fait que la Russie va probablement poser des exigences très difficiles, que même Trump pourrait avoir du mal à accepter.
Mais ensuite, nous devons garder à l’esprit cette constante fondamentale que l’establishment européen a, selon moi, intériorisé la vision du monde des États-Unis, leurs intérêts géostratégiques, et ce qu’ils perçoivent comme étant les intérêts de la relation transatlantique tels qu’ils ont été définis sous Biden. Et je pense qu’ils auront beaucoup de mal à s’adapter à cette présidence.
Malheureusement, je crains que les dirigeants européens non seulement ne voient pas dans la réélection de Trump une opportunité de mettre un terme à cette guerre, mais qu’au contraire, ils y trouvent une excuse pour intensifier leur soutien à l’Ukraine et à la guerre par procuration en Ukraine. Et je pense, encore une fois, que von der Leyen pourrait jouer un rôle assez important à cet égard.
Gardons aussi à l’esprit qu’en définitive, je doute que Trump ait la volonté que l’Europe devienne stratégiquement autonome. Précisément parce qu’il adhère encore à cette vision primaciste, j’estime qu’il voit toujours l’Europe comme un continent, une entité géopolitique qui doit, en fin de compte, agir de manière synchronisée avec ce que les États-Unis considèrent être leurs propres intérêts. Il ne veut pas d’autonomie géopolitique pour l’Europe. Et en fin de compte, je pense qu’il serait même très heureux de soutenir une militarisation accrue de l’Union européenne sous le prétexte de l’autonomie stratégique, tout en maintenant l’Europe dans un statut de subordination à la stratégie géopolitique plus large de l’Amérique, avec en prime une prise en charge beaucoup plus importante des coûts associés par l’Europe. En effet, plus que tout, je pense que Trump veut que l’Europe paie davantage pour sa défense. Et je crois que von der Leyen serait plus qu’heureuse de se plier à sa volonté. Ainsi, nous pourrions voir une convergence sur cette question : rendre l’Europe moins dépendante des États-Unis sur le plan militaire et financier, tout en restant aussi subordonnée géopolitiquement qu’elle l’était sous Biden.
En ce qui concerne la signification de la victoire de Trump pour la Russie, honnêtement, c’est très difficile à dire. Et plus que tout, je m’inquiète de survivre aux deux prochains mois avant que Trump ne prenne ses fonctions.
Renaud Beauchard :
Peut-être une transition, Thomas, vers un autre de vos livres, que je recommande vivement à tout le monde. Je veux parler de The COVID Consensus, coécrit vec Toby Green. C’est, à mon avis, la meilleure référence sur toute la crise du COVID. Je me suis plongé dedans ces dix derniers jours, et c’est un document essentiel pour lever ce brouillard dans lequel on avance lorsqu’on se remémore cette horrible séquence historique qu’a été le COVID.
Le titre complet du livre est The COVID Consensus: The Global Assault on Democracy and the Poor. A Critique from the Left, et au risque de me répéter, il s’agit du meilleur texte sur le COVID avec The Vaccine Moment de Paul Kingsnorth, pour des raisons différentes. Mais celui-ci est absolument merveilleux.
Votre analyse fourmille d’analyses très intéressantes, mais je souhaiterais que vous nous expliquiez pourquoi vous avez tenu à en faire une critique de gauche. Et du reste, peut-être que vous éclaircirez pour nous ce que vous pensez qu’il reste de la gauche après cette séquence du COVID.
Thomas Fazi :
D’accord. Eh bien, je crains de devoir être très bref, car je dois aller chercher ma fille à l’école dans quelques minutes, et vous vous venez d’ouvrir une énorme boîte de Pandore, sur laquelle on pourrait consacrer une heure entière pour ne parler que de ça. Si vous voulez, je serais ravi de revenir en discuter à un autre moment.
Mais très brièvement, je vais juste relater mon expérience personnelle.
Historiquement de la gauche, plus exactement de ce que je considérerais comme la gauche socialiste. Mais en même temps, depuis très longtemps, j’ai commencé à m’éloigner, non seulement de la gauche traditionnelle, mais aussi de la gauche radicale et sociale. Et, vous savez, la première question controversée sur laquelle je me suis trouvé en désaccord avec la gauche était… la question de l’Union européenne et de l’euro.
On sait que la majeure partie de la gauche en Europe – pas seulement la gauche traditionnelle, mais même la gauche radicale, au moins depuis les années 1990 – a été très favorable à ce processus de supranationalisation dont nous avons parlé au cours de la dernière heure. Et pour moi, cela semblait incompréhensible à plusieurs niveaux.
Donc, cela m’a déjà poussé à m’éloigner de la gauche ou tout au moins à être ostracisé (« cancelled ») par beaucoup de gens à gauche. On m’a accusé d’être un nationaliste d’extrême droite simplement parce que je parlais de l’importance de la souveraineté nationale d’un point de vue populaire et démocratique, et surtout d’un point de vue socialiste.
Quand le COVID a éclaté, j’étais déjà dans une phase problématique de ma relation avec la gauche que le COVID n’a fait qu’aggraver. Je pense que la crise du COVID a creusé un fossé énorme entre moi et la gauche, dans le sens où – et je suis loin d’être seul – des personnes de gauche comme moi qui critiquaient ces mesures se sont retrouvées très isolées face à une grande majorité des personnes de gauche qui ont adopté ces mesures avec enthousiasme. Nous savons qu’elles ont eu des conséquences économiques, sociales et psychologiques dévastatrices pour un nombre incalculable de personnes. Mais, à mon avis, tout cela était limpide dès le premier jour. C’est précisément le sujet de notre livre. Nombre des conséquences dévastatrices de ces politiques, qui apparaissent maintenant clairement et dont les gens commencent à parler ouvertement, étaient en fait prévisibles d’emblée.
Ces conséquences avaient été exposées clairement de nombreuses personnes, comme les signataires de la Déclaration de Great Barrington, pour donner un exemple. Donc, le fait que la gauche ait adopté ces politiques autoritaires, anti-scientifiques et anti-démocratiques était pour moi tout simplement stupéfiant.
Mais c’est ce qui s’est passé. Et c’est ainsi que je me suis retrouvé à m’allier à beaucoup de gens de droite pendant cette période, parce qu’à bien des égards, ils étaient les seuls à critiquer ces politiques.
Partant de là, nous avons entrepris, avec Toby Green, d’expliquer pourquoi la gauche a soutenu ces politiques. Ce livre était une tentative de répondre à cette question que nous nous posions nous-mêmes. Je ne suis pas sûr que nous ayons tout couvert, mais je pense que nous explorons dans le livre beaucoup des raisons pour lesquelles la gauche a adopté ces politiques.
Et je pense que cela a fondamentalement à voir avec ce changement anthropologique qui s’est produit au sein de ce que nous considérons comme la gauche, et comment la gauche est passée d’un véhicule de la politique de la classe ouvrière à un véhicule de la classe managériale professionnelle, et d’un mouvement en faveur de la classe moyenne à un vecteur de politiques anti-démocratiques.
En gros, au cours des deux dernières décennies, la gauche est devenue le principal allié de l’establishment économique. En un sens, c’est la gauche qui fixe les paramètres du débat et qui exclut très efficacement toute voix critique envers l’establishment, car cela permet de les discréditer facilement comme étant fascistes, racistes ou nationalistes. Je pense que la gauche a joué un rôle crucial en ce sens, en soutenant les classes dirigeantes, en leur prodiguant les bons messages et les bons récits pour maintenir les classes populaires à leur place.
Et je pense que beaucoup de ce que nous avons vu pendant le COVID était une expression dérangée de cela. Une expression dérangée de beaucoup de gens à gauche craignant, en fin de compte, les masses. Je pense que beaucoup de cela était simplement le résultat d’une peur des masses, d’une confiance aveugle dans l’establishment, dans les institutions, dans les experts, car la gauche perçoit ces personnes comme étant un rempart contre les masses, contre les populistes.
Et je pense que cette peur des masses explique en très grande partie ce qui s’est passé avec le COVID.
Bien sûr, la gauche connaît aujourd’hui un retour de bâton, parce que beaucoup de gens, à juste titre, considèrent la gauche comme un ennemi, sinon l’ennemi, des classes populaires. Je pense que le genre de réaction populiste de droite que nous observons aujourd’hui est très largement une réponse à cela, et également une réponse aux politiques que la gauche a soutenues pendant ces horribles années de pandémie.
Renaud Beauchard : C’est passionnant, et nous devons absolument vous inviter à revenir pour parler davantage du COVID.
Pascal Clérotte : Thomas, merci beaucoup.
Bibliographie détaillée:
The Silent Coup, The European Commission’s Power Grab, Rapport pour le Mathias Corvinum College de Bruxelles (MCC Brussels), Sept. 2024 ;
Green, T & Fazi, T. The Covid Consensus, The Global Assault on Democracy and the Poor – A Critique From the Left, London, Hurst, 2023
Fazi, T., The Battle for Europe, How an Elite Hijacked a Continent - and How we Can Take it Back, London, Pluto Press, 2014.
Et on peut retrouver les articles de Thomas Fazi dans Unherd : https://unherd.com/author/thomas-fazi/, ainsi que dans Compact Magazine : https://www.compactmag.com/contributor/thomas-fazi/